CHAPITRE V
IDENTITÉ DU LIBÉRATEUR-ROI (JÉSUS-CHRIST)
On l'appelle Jésus-Christ. Et les récits évangéliques nous expliquent que le premier de ces deux noms fut donné par un ange au fils de Marie. Mais ces récits sont des fictions dans lesquelles il n'entre pas une parcelle de vérité. Étudions en elles-mêmes les deux dénominations. La première est un terme hébraïque qui veut dire libérateur, sauveur. La seconde d'origine grecque, désigne un personnage qui a reçû l'onction royale. Chacune d'elles est un titre honorifique, aucune n'est un nom propre, aucune ne nous renseigne sur l'identité du Libérateur-Roi dont Paul s'est fait l'apôtre, dont Luc s'est costitué l'historien. Où trouver quelque indication ?
Irénée dit (2, 55, 5) que Jésus avrait près de cinquante ans quand il fut mis à mort. Voici son texte:
Il va sans dire que théologiens et critiques, avec un accord touchant, se voilent la face devant ce texte et imitent les fils de Noé qui, par un sentiment de pudeur, couvrirent leur père. Selon eux, le renseignement chronologique de Luc est seul digne de foi et l'assertion d'Irénée ne peut dériver que d'une prodigieuse aberration. Certes l'évêque de Lyon n'est pas le modèle des historiens. Mais, du moins, personne ne lui dénie la sincérité, tandis que l'évangile de Luc, sous la forme où il nous est parvenu, fourmille de fictions et d'impostures. Les textes de l'évangile ne sont le plus souvent dignes d'aucune créance, et il ne leur arrive aps une seule fois de mériter une confiance absolue. Au contraire, Irénée est un écho sur la fidélité duquel aucun doute n'est possible. Les «Anciens», dont il invoque le témoignage, lui ont bien donné les renseignements qu'il déclare tenir d'eux. S'il est dans l'erreur, il y a été induit par les «Anciens». Pourquoi les «Anciens» l'auraient-ils trompé ? On ne ment pas sans y être poussé par un mobile. Quel intérêt ces hommes pouvaient-ils avoir à dire qu'ils avaient vu des contemporains du Christ et que ces contemporains prolongeaient la vie du Christ jusqu'aux environs de la cinquantine ? Nous avons devant nous deux témoins. L'un a pour valeur néant; l'autre n'est jamais trompeur et, dans la circonstance, on ne voit pas comment il aurait été trompé. C'est cet autre, c'est Irénée que nous devons écouter.
On se demande sans doute où je veux en arriver et ce que le susdit texte d'Irénée vient faire dans une enquête sur l'identité du Libérateur-Roi. Voici. Si le Libérateur-Roi avait près de cinquante ans quand, vers l'an 30, il a été crucifié par Pilate, il était âge de prés de vingt-cinq ans quand eut lieu le recensement de Quirinius (an 6 de notre ère) et qu'éclata le soulèvement dont cette mesure administrative fut suivie. Il a pu prendre part à ce soulèvement. Il a pu même en être l'instigateur. Et... Judas de Gamala est peut-être le vrai nom de celui que la tradition appelle Jésus-Christ de Nazareth. (voir ici p. 306)
Si l'on construisait l'histoire avec le sentiment, ma construction serait immédiatement réduite en poudre. Mais, dans les enquêtes historiques, il n'y a que les témoignages à compter. Or le témoignage d'Irénée est inexorabile et il nous mène à Judas de Gamala. Pour le suivre, il faut commencer par écarter comme un placage, le terme «Jésus» qui, au dire des évangiles, serait le nom propre de l'agitateur galiléen. Chose facile, puisque cette appellation désigne une fonction, tout comme celle de Christ dont l'origine n'a jamais trompé personne.
Quand on a pris Irénée pour guide, deux problèmes épineux se trouvent immédiatement résolus. L'un de ces problèmes concerne la nouvelle secte que Judas, au dire de Josèphe, a surajoutée aux trois sectes des pharisiens, des sadducéens et des esséniens. L'autre a trait a silence absolu des Antiquités sur Jésus. Qu'est devenue cette quatrième secte qui surgit à l'époque du recensement de Quirinius et dont les membres ne voulaient avoir que Dieu pour maître ? D'autre part, comment Josèphe, si minutieusement informé de tout ce qui s'est passé de son temps, et si empressé de nous l'apprendre, a-t-il pu affecter de l'ignorer ? Ma conjecture répond à ces questions qui, jusqu'ici, ont mis les critiques dans un si grand embarras. Le grain de senevé jeté en terre par Judas est devenu, selon le mot de l'évangile, un arbre immense dont les quatre grands rameaux s'étendent sur le monde civilisé. Quant à Josèphe, son silence sur le promoteur du mouvement chrétien n'est qu'apparent. En réalité, Josèphe parle de ce personnage, il parle de lui avec émotion, avec tristesse et, lui, l'apostat vendu aux Romains, il rend ce grand patriote responsable de tous les maux de la Judée (p. 306).
J'ajoute en terminant que je donne une demi-satisfaction aux critiques qui nient l'existence de Jésus. Jésus n'a pas existé, en ce sens qu'aucun prophète originaire soit de Bethléem, soit de Nazareth n'a prononcé le «Discours de la Montagne», ou quelque chose d'approchant. Mais il a existé un agitateur qui, pendant près de vingt-cinq ans, a prêché dans la Palestine la révolte contre Rome (ce que les Allemands appelaient naguère le Los von Rom) que ses partisans ont acclamé sous le nom de «Nazaréen» (consacré par un voeu) et de Libérateur; qui, après sa mort a reçu le titre posthume de Roi, et qui réunissant aujourd'hui les deux prérogatives de Libérateur et de Roi, porte le nom de Jésus-Christ.
[1] Ici on lit: «A partir de son baptême, il n'a prêché qu'un an; il est mort à l'époque où il achevait sa trentième année, jeune encore et avant d'avoir atteint l'âge mûr». Si cette phrase est authentique, on doit évidemment y voir une exclamation indignée; et c'est ainsi que Massuet nous dit de l'entendre. Mais je crois qu'on a plutôt affaire ici à une interpolation qui bouleverse sans vergogne la pensée d'Irénée.
IDENTITÉ DU LIBÉRATEUR-ROI (JÉSUS-CHRIST)
On l'appelle Jésus-Christ. Et les récits évangéliques nous expliquent que le premier de ces deux noms fut donné par un ange au fils de Marie. Mais ces récits sont des fictions dans lesquelles il n'entre pas une parcelle de vérité. Étudions en elles-mêmes les deux dénominations. La première est un terme hébraïque qui veut dire libérateur, sauveur. La seconde d'origine grecque, désigne un personnage qui a reçû l'onction royale. Chacune d'elles est un titre honorifique, aucune n'est un nom propre, aucune ne nous renseigne sur l'identité du Libérateur-Roi dont Paul s'est fait l'apôtre, dont Luc s'est costitué l'historien. Où trouver quelque indication ?
Irénée dit (2, 55, 5) que Jésus avrait près de cinquante ans quand il fut mis à mort. Voici son texte:
Eux (les gnostiques) sous prétexte que «l'année de grâce du Seigneur» dont parle le prophète appuie leur billevesée, ils prétendent que le Seigneur a prêché une année seulement et qu'il est mort au douzième mois de cette année... Ils suppriment la période de sa vie qui a été la plus importante et la plus honorable, celle de la pleine maturité de l'âge où l'enseignement lui procurait la déférence universelle. Comment a-t-il pu avoir des disciples, s'il n'a pas enseigné ? Comment a-t-il pu enseigner, s'il n'a pas atteint l'âge où l'on est maître ? Car, à l'époque où il s'est présenté au baptême, il n'avait pas encore trente ans révolus, il entrait seulement dans sa trentième année... [1] Or, trente ans, c'est l'âge de la jeunesse, âge qui, de l'avis de tous, s'étend jusqu'à quarante ans. C'est à partir de quarante et de cinquante ans que commence l'âge mûr. C'est à cet âge que le Seigneur a enseigné. C'est ce qu'atteste l'évangile. Et tous les Anciens qui, en Asie, se tenaient aux côtés de Jean le disciple du Seigneur, déclarent tenir ce renseignement de Jean qui demeura avec eux jusqu'à l'époque de Trajan. Quelques-uns même ont vu non seulement Jean, mais d'autres apôtres encore. Ils ont entendu dire la même chose et ils rendent témoignage dans ce sens... D'ailleurs ceci ressort très clairement de la discussion des Juifs avec le Seigneur Jésus-Christ. En effet, quand le Seigneur leur dit que leur père Abraham avait désiré voir son jour, l'avait vu et s'était réjouni, ils lui répondirent: «Tu n'as pas encore cinquante ans et tu as vu Abraham!» Or, cette parole n'a de sens que si elle est adressée à quelqu'un qui a dépassé la quarantaine et qui, sans avoir atteint la cinquantaine, n'en est pas loin.
Il va sans dire que théologiens et critiques, avec un accord touchant, se voilent la face devant ce texte et imitent les fils de Noé qui, par un sentiment de pudeur, couvrirent leur père. Selon eux, le renseignement chronologique de Luc est seul digne de foi et l'assertion d'Irénée ne peut dériver que d'une prodigieuse aberration. Certes l'évêque de Lyon n'est pas le modèle des historiens. Mais, du moins, personne ne lui dénie la sincérité, tandis que l'évangile de Luc, sous la forme où il nous est parvenu, fourmille de fictions et d'impostures. Les textes de l'évangile ne sont le plus souvent dignes d'aucune créance, et il ne leur arrive aps une seule fois de mériter une confiance absolue. Au contraire, Irénée est un écho sur la fidélité duquel aucun doute n'est possible. Les «Anciens», dont il invoque le témoignage, lui ont bien donné les renseignements qu'il déclare tenir d'eux. S'il est dans l'erreur, il y a été induit par les «Anciens». Pourquoi les «Anciens» l'auraient-ils trompé ? On ne ment pas sans y être poussé par un mobile. Quel intérêt ces hommes pouvaient-ils avoir à dire qu'ils avaient vu des contemporains du Christ et que ces contemporains prolongeaient la vie du Christ jusqu'aux environs de la cinquantine ? Nous avons devant nous deux témoins. L'un a pour valeur néant; l'autre n'est jamais trompeur et, dans la circonstance, on ne voit pas comment il aurait été trompé. C'est cet autre, c'est Irénée que nous devons écouter.
On se demande sans doute où je veux en arriver et ce que le susdit texte d'Irénée vient faire dans une enquête sur l'identité du Libérateur-Roi. Voici. Si le Libérateur-Roi avait près de cinquante ans quand, vers l'an 30, il a été crucifié par Pilate, il était âge de prés de vingt-cinq ans quand eut lieu le recensement de Quirinius (an 6 de notre ère) et qu'éclata le soulèvement dont cette mesure administrative fut suivie. Il a pu prendre part à ce soulèvement. Il a pu même en être l'instigateur. Et... Judas de Gamala est peut-être le vrai nom de celui que la tradition appelle Jésus-Christ de Nazareth. (voir ici p. 306)
Si l'on construisait l'histoire avec le sentiment, ma construction serait immédiatement réduite en poudre. Mais, dans les enquêtes historiques, il n'y a que les témoignages à compter. Or le témoignage d'Irénée est inexorabile et il nous mène à Judas de Gamala. Pour le suivre, il faut commencer par écarter comme un placage, le terme «Jésus» qui, au dire des évangiles, serait le nom propre de l'agitateur galiléen. Chose facile, puisque cette appellation désigne une fonction, tout comme celle de Christ dont l'origine n'a jamais trompé personne.
Quand on a pris Irénée pour guide, deux problèmes épineux se trouvent immédiatement résolus. L'un de ces problèmes concerne la nouvelle secte que Judas, au dire de Josèphe, a surajoutée aux trois sectes des pharisiens, des sadducéens et des esséniens. L'autre a trait a silence absolu des Antiquités sur Jésus. Qu'est devenue cette quatrième secte qui surgit à l'époque du recensement de Quirinius et dont les membres ne voulaient avoir que Dieu pour maître ? D'autre part, comment Josèphe, si minutieusement informé de tout ce qui s'est passé de son temps, et si empressé de nous l'apprendre, a-t-il pu affecter de l'ignorer ? Ma conjecture répond à ces questions qui, jusqu'ici, ont mis les critiques dans un si grand embarras. Le grain de senevé jeté en terre par Judas est devenu, selon le mot de l'évangile, un arbre immense dont les quatre grands rameaux s'étendent sur le monde civilisé. Quant à Josèphe, son silence sur le promoteur du mouvement chrétien n'est qu'apparent. En réalité, Josèphe parle de ce personnage, il parle de lui avec émotion, avec tristesse et, lui, l'apostat vendu aux Romains, il rend ce grand patriote responsable de tous les maux de la Judée (p. 306).
J'ajoute en terminant que je donne une demi-satisfaction aux critiques qui nient l'existence de Jésus. Jésus n'a pas existé, en ce sens qu'aucun prophète originaire soit de Bethléem, soit de Nazareth n'a prononcé le «Discours de la Montagne», ou quelque chose d'approchant. Mais il a existé un agitateur qui, pendant près de vingt-cinq ans, a prêché dans la Palestine la révolte contre Rome (ce que les Allemands appelaient naguère le Los von Rom) que ses partisans ont acclamé sous le nom de «Nazaréen» (consacré par un voeu) et de Libérateur; qui, après sa mort a reçu le titre posthume de Roi, et qui réunissant aujourd'hui les deux prérogatives de Libérateur et de Roi, porte le nom de Jésus-Christ.
[1] Ici on lit: «A partir de son baptême, il n'a prêché qu'un an; il est mort à l'époque où il achevait sa trentième année, jeune encore et avant d'avoir atteint l'âge mûr». Si cette phrase est authentique, on doit évidemment y voir une exclamation indignée; et c'est ainsi que Massuet nous dit de l'entendre. Mais je crois qu'on a plutôt affaire ici à une interpolation qui bouleverse sans vergogne la pensée d'Irénée.
(Joseph Turmel, Histoire des Dogmes, t. I, p. 319-321)